Bientôt Noël et ses traditionnels échanges de cadeaux, qui sera le plus généreux cette année? Mais au fond, cette générosité-là est-elle sincère? De manière plus générale, l’altruisme ne cache t-il pas un besoin de reconnaissance? Vaste sujet, sur lequel se sont penchées des générations de philosophes, Edith essaie d’y voir plus clair pour déterminer qui, de l’égoïste ou du généreux, est le plus en phase avec lui-même…
Quel est le défaut principal de Bernard ? – Il est égoïste ! » Tout le monde a en tête cette réplique des Bronzés font du ski, et personne ne songerait à en contester le fond (désolé, Bernard). L’égoïsme est défi nitivement perçu comme un défaut. Comment pourrait- il en être autrement vis-à-vis de ce comportement qui vise à ne songer qu’à soi, à ses propres intérêts, à entrer en compétition avec tous les autres dans le seul but d’atteindre son propre bonheur ? Et pourtant, notre société le favorise, ce comportement, avec cet esprit de compétition inculqué dès l’enfance, et cette indifférence radicale ou au minimum relative pour tout ce qui n’entre pas dans notre sphère… « Qui se vanterait d’être égoïste ?, s’interroge le philosophe Dominique Lecourt*. Être égoïste, c’est prendre le parti de soi-même, se placer au centre de tout, être égocentrique. (…) L’égoïste ne vit que pour lui-même, il s’isole, se replie. Il veut ignorer les drames de l’existence. » Il reste de glace face aux événements dramatiques de la planète, il ne veut rien voir ni savoir de ce qui ne le concerne pas personnellement. Son enfance – puisque tout vient de l’enfance – est probablement celle de l’enfant unique, dorloté, choyé. Arrivé à l’âge adulte, il ne doit rien lui manquer…
Hommes et femmes à la même enseigne
« Il », « il », « il »… L’égoïste n’appartient-il donc qu’au genre masculin ? « L’homme égoïste est un vrai dogme de la psychologie populaire, indique Dominique Lecourt. Les magazines féminins en donnent le détail, repris avec d’infinies variations par les comédies de boulevard, les films, les séries télévisées… » Laissés aux bons soins de son épouse : le bébé qui pleure la nuit, le biberon, les couches, la vaisselle, le ménage, les belles-mères… Conclusion : l’homme serait un mufle. Et le nom de cet animal n’a pas de féminin. Mais trêve de clichés : les femmes n’échappent pas à l’égoïsme, celui « conquérant » des heures de pointe et des matins de solde par exemple, quand – hommes et femmes mélangés – on s’écharpe presque pour un appareil ménager à moitié prix. Elles n’échappent pas davantage à l’égoïsme d’indifférence. Ni à celui du fumeur, ou de la fumeuse, qui se fiche des dangers et des désagréments causés aux autres tant que cela lui procure du plaisir. Mais, tant au niveau de la supposée « muflitude » masculine que de la cigarette, les mentalités changent. Aujourd’hui plus qu’hier, on pense à l’autre et aux autres. Dans une société hyper-connectée où le « tout tout de suite » invite d’une part au repli sur soi – Edith en a souvent parlé – et d’autre part à la satisfaction immédiate de ses requêtes, l’optimisme, sur ce plan-là, est malgré tout de mise… (Lire plus loin l’interview de Jacques Lecomte.)
La philosophie à la rescousse
Pour autant, la recherche de son propre bonheur, ou dans un premier temps de son bien-être, est naturelle. « Égoïstes », nous le sommes toutes et tous, à différents degrés, souvent dans certaines situations plus que dans d’autres. Mais la générosité, le dévouement, la gratitude, ne sont-ils pas naturels, eux aussi ? Nous butons là sur une question à propos de laquelle les philosophes, les psychologues, et tous ceux qui explorent le tréfonds de notre âme n’ont pas fini de débattre : la générosité pure existe-t-elle ? Selon Blaise Pascal (au XVIIe siècle !), l’homme cherchant ce qui lui est utile, l’intérêt que l’on porte aux autres est égoïste et utilitaire – on peut aussi, à notre humble niveau, imaginer que le don de soi pour les autres a pour but, notamment, d’en retirer des compliments, matière à flatter son ego… Plus près de nous, André Comte- Sponville affirme qu’il n’y a pas de désintéressement absolu : « Chacun va où le plaisir l’entraîne, comme disait Virgile. Freud confirmera et l’appellera le principe de plaisir : jouir le plus possible, souffrir le moins possible. Nul n’y échappe. »** Mais justement, selon le philosophe, le généreux aussi prend du plaisir dans son comportement : « Être égoïste, c’est ne savoir jouir que de son propre plaisir. Être généreux, ce n’est pas renoncer au plaisir, c’est prendre plaisir à ce que l’on fait plutôt qu’à ce que l’on a, au plaisir de l’autre plutôt qu’au sien, à ce que l’on donne plutôt qu’à ce que l’on reçoit. »
Jacques LECOMTE est docteur en psychologie, et président d’honneur de l’Association française et francophone de psychologie positive. Dans le débat qui nous occupe, il défend une position qui va à rebours du discours ambiant : celle du « bonheur partagé »…
Le comportement ayant pour unique but le bien d’autrui existe-t-il ? Au fond, le généreux n’attend-il pas des compliments en retour ?
Ce n’est pas toujours désintéressé, ce qui ne veut pas dire que ce soit toujours intéressé. Dans le premier cas, on parle souvent d’égoïsme caché. Mais je pense qu’il y a un problème de logique. Quand les gens font des actes positifs, en général ils reçoivent des remerciements et ça leur fait plaisir. L’erreur est de penser qu’ils le font pour ça. Prenons un exemple : un avion qui traverse l’Atlantique consomme du kérosène. On peut dire qu’il a traversé l’Atlantique pour consommer du kérosène. Mais il ne l’a évidemment pas fait dans ce but ! Avec l’acte altruiste, c’est pareil. La satisfaction qu’on en retire est secondaire. D’autre part, si quelqu’un fait un acte altruiste que l’on soupçonne d’intention cachée, il va, pour prouver sa bonne foi, devoir le faire avec un profond détachement. Jusqu’à n’en retirer aucune satisfaction. Voire pire : plus on serait malheureux de faire un acte altruiste, plus on prouverait que nous sommes altruistes. C’est une logique du gagnant-perdant.
Je pense qu’au contraire, on doit entrer dans une logique de bonheur partagé. Quand un acte est fait sans désir de domination d’autrui, la personne qui en bénéficie est heureuse, et la personne qui le fait est heureuse aussi. C’est gagnant-gagnant. Peut-on être heureux en étant égoïste ?
Il n’y a pas tellement d’égoïstes purs et durs. Le fait de le croire, c’est se considérer moralement supérieur aux autres. Il ne faut pas raisonner comme ça. Cela dit, il y a, c’est vrai, des bonheurs illusoires dans la domination d’autrui, le cynisme, la violence. Ce n’est jamais satisfaisant. Toutes les études montrent que le bonheur passe par la relation avec autrui.
Peut-on être les deux, égoïste et généreux ?
Ces deux mots me gênent beaucoup. Ils sont en opposition frontale. Je préfère les expressions « l’intérêt pour soi ou le souci de soi » et « l’intérêt pour autrui ou le souci d’autrui ». Là, ce n’est pas forcément contradictoire. À partir du moment où l’on est dans la logique du bonheur partagé, l’intérêt pour soi est compatible avec l’intérêt pour autrui.
Est-on plus égoïste aujourd’hui ?
Notre société du « tout tout de suite » ne favorise-t-elle pas ce comportement ? Qu’est-ce que la société ? Même la société occidentale contemporaine ne se réduit pas à la société de consommation. Si vous prenez l’ensemble de la société civile, les associations, c’est l’inverse, ça ne favorise pas de comportement égoïste. Moi qui fréquente des milieux très engagés sur le plan de l’intérêt pour autrui, je n’ai pas cette sensation.
Vous êtes plutôt optimiste…
Pas plutôt, complètement ! Mais je nuancerais : je suis opti-réaliste. Je suis dans un optimisme de l’action, et non pas de l’attente. On a toutes les raisons d’être optimiste si l’on s’engage. Il faut apporter sa contribution, chacun pouvant entraîner les autres. Je rencontre beaucoup de gens dans la même dynamique. Le cynisme est contagieux, mais la gentillesse aussi. Je sais d’expérience que les forces de l’amour et de la bonté peuvent être plus puissantes que celles de la haine et de la violence…