« SI L’ARGENT NE FAIT PAS LE BONHEUR, RENDEZ-LE ! », DÉCLARAIT AVEC MALICE JULES RENARD. MANIÈRE DE CRITIQUER L’IDÉE TRÈS PARTAGÉE – MAIS UN BRIN HYPOCRITE – SELON LAQUELLE SEULE COMPTE LA RICHESSE DU CŒUR, ET NON LE VOLUME DU PORTEFEUILLE. CELA ÉTANT, À PARTIR D’UN CERTAIN SEUIL, GAGNER DES MILLE ET DES CENTS NE SERT À RIEN. VOUS EN DOUTEZ ? LISEZ LA SUITE… Sébastien Drouet
D’Alphonse Allais (« C’est fou comme l’argent aide à supporter la pauvreté ! ») à Sacha Guitry (« C’est déjà assez triste de ne pas avoir d’argent, mais s’il fallait encore se priver, cela deviendrait intolérable »), en passant par Tristan Bernard (« Il faut mettre de l’argent de côté pour en avoir devant soi »), Woody Allen (« L’argent est préférable à la pauvreté, ne serait-ce que pour des raisons financières »), et Téléphone (« Argent, trop cher, trop grand, la vie n’a pas de prix »), on ne compte plus les penseurs et artistes qui y sont aller de leurs aphorismes ou de leurs couplets sur le thème de l’argent qui, dans notre société, même si certaines associations tentent de remettre le troc au goût du jour, est encore ce qui se fait de plus courant et de plus pratique pour acquérir de quoi vivre, tout simplement. Mais justement, quelle vie permet-il, cet argent ? En faut-il toujours plus pour vivre mieux ?
PLUS D’ARGENT NE FAIT PAS PLUS DE BONHEUR
Qu’est-ce que cela change, au fond, d’avoir cinq Ferrari au lieu de quatre ? Est-on plus heureux avec huit résidences qu’avec sept ? À quoi sert, pour Liliane Bettencourt, femme la plus riche de France, de posséder une île lointaine ouvrant droit à une défi scalisation ? Le gain substantiel d’argent pour elle – et la perte pour l’État, la société –, le fait d’avoir quelques millions d’euros supplémentaires, pour quelqu’un qui détient déjà 40 milliards, lui donnet-il un soupçon de vrai bonheur en plus ?
Si l’exemple est caricatural, le fond du problème a le mérite d’être posé : le bonheur est-il proportionnel à la fortune ? Pour la plupart des économistes, la réponse est non.
Et ils le prouvent. Par l’analyse de nos comportements en premier lieu. Ainsi, Daniel Cohen, auteur de Homo economicus : prophète égaré des temps nouveaux (Albin Michel), soutient que « l’homme moderne a la capacité de s’habituer à tout, et veut toujours plus que son voisin. L’argent fait le bonheur quand on gagne plus que les autres. Quand on gagne plus soi-même, on s’y habitue ». Par l’étude des chiffres dans un deuxième temps. L’un est imparable : si le niveau de vie, en France, a doublé en trente ans, la consommation d’antidépresseurs a quant à elle triplé ! Mais nous y reviendrons. Restons pour le moment sur ce parallèle que l’on pourrait croire évident entre le bonheur et l’argent. Évident ? Au contraire ! Selon Daniel Kahneman et Angus Deaton, qui, en tant qu’anciens Prix Nobel d’économie, ne sont pas les premiers venus, il existe un « seuil du bonheur », un cap à partir duquel gagner plus ne rend pas plus heureux. Au-delà de 75 000 $ par an, soit 4 900 € par mois, inutile de vouloir gagner davantage si votre objectif est d’être plus heureuse. Vous ne ressentirez pas plus de bonheur, ni ne serez soulagée du malheur ou du stress. Vous aurez le sentiment d’avoir réussi votre vie, ce qui n’est pas négligeable, mais « au delà, les gens n’ont plus l’impression d’améliorer ce qui compte le plus pour le bien-être : passer du temps avec ceux qui nous sont chers, éviter la douleur et la maladie, profiter des loisirs… »* Théorie qui rejoint le fameux paradoxe D’Easterlin, selon qui, sur un plan plus large, « une fois qu’une société a atteint un certain seuil de richesse, la poursuite de son développement économique est sans influence sur l’évolution du bien-être de sa population ». On ajoutera : ni sur celle du mal-être d’une certaine partie de sa population, aux ÉtatsUnis par exemple, première puissance économique mondiale. Mais c’est un autre problème…
LE MANQUE D’ARGENT FAIT LE MALHEUR
Si on peut admettre que l’argent, quand il coule à flots, ne fait pas spécialement le bonheur, force est de constater que le malheur se ressent plus douloureusement quand les billets viennent à manquer. Là encore, les chiffres sont criants : selon l’INSEE, 22,5 % des Français les plus modestes se disaient, en janvier 2013, insatisfaits de leur vie, contre 1,8 % des hauts revenus. Ces derniers étaient 23,4 % à être très satisfaits de leur vie, contre 6,7 % à l’autre bout de l’échelle. Il ne sert peut-être à rien d’en avoir trop, mais l’argent et les revenus restent les éléments propres à accroître le bonheur et la qualité de vie. « Un manque cruel d’argent peut à l’évidence entraver le bonheur en mobilisant toutes les énergies sur des activités de survie et en empêchant de réaliser ses véritables aspirations », écrit le philosophe Frédéric Lenoir**. Ou sans aller jusque-là, « même si nous disposons d’un toit et de quoi manger, nous pouvons souffrir de ne pas (ou plus) partir en vacances ou de ne pas avoir les moyens de nous offrir une tablette numérique ».
Pour les deux économistes nobellisés déjà cités plus haut, les problèmes surviennent quand le bien-être émotionnel est bridé par les préoccupations financières. « La faiblesse des revenus exacerbe la douleur émotionnelle qui accompagne les malheurs comme le divorce, la mauvaise santé, la solitude… » Mais a contrario, être plus riche ne procurera pas davantage de satisfaction émotionnelle, à savoir ressentir de la joie, de la peine, de la douleur, être épanoui, etc.
COMPARAISON N’EST PAS RAISON
« L’argent ne fait pas le bonheur, mais il y contribue », dit-on. Sousentendu, il permet d’avoir des loisirs, d’assouvir ses passions, parfois modestes, d’autres fois dispendieuses, c’est selon. Le piège – et tout, dans notre société hyper-médiatisée, nous y entraîne – est de tomber dans la comparaison avec le voisin ou le copain, de vouloir la même chose sous peine de passer pour un pauvre, un raté. « L’appréciation que nous portons sur notre propre situation est influencée par sa comparaison avec celle d’autres personnes vivant à proximité ou dans un environnement social proche du nôtre, poursuit Frédéric Lenoir. Notre bonheur apparaît comme relatif, rapporté à celui des autres. » Le spécialiste cite même une étude montrant que 62 % des étudiants américains préféreraient décrocher un premier emploi à 33 000 $ par an en sachant que leurs camarades de promo en gagneraient 30 000 « seulement », plutôt qu’un emploi à 35 000 $ sachant que les autres en gagneraient 38 000 ! « Cela révèle la nocivité d’une trop forte disparité des revenus au sein d’une même société, par la frustration qu’elle engendre », ajoute le philosophe. Et nous revoilà avec la course à l’argent, et in fi ne la consommation d’antidépresseurs générée dans un pays comme le nôtre où, nous l’avons dit, le niveau de vie a doublé en trente ans…
Quelle est la voie du bonheur, alors, si ce n’est pas celle du toujours-plus d’argent ? Pour répondre à cette question, appelons à la rescousse les philosophes de l’Antiquité, qui s’étaient déjà penchés sur ce sujet : une fois les besoins fondamentaux satisfaits, disaient-ils, il faut limiter nos désirs matériels pour accorder plus de place aux proches, à nos passions, à nos aspirations. De sains préceptes qu’Edith a fait siens depuis longtemps !
* Source : Le Figaro.fr, 7/09/2010
** Du bonheur, un voyage philosophique, Fayard